samedi 22 octobre 2011

Parole de souteneur

Mon grand-père a dressé des pouliches à trotter sur le macadam et il s’est fait pas mal de blé. Quand il en a eu assez, il s’est rangé et a acheté un bar, Chez Eddie. Les filles qui tapinaient dans le quartier venaient boire un coup chez lui, entre deux clients, et il les recevait avec ce sourire qui en avait fait craquer plus d’une. C’est drôle quand on y pense, d’une certaine façon il leur soutirait encore du pognon.

Quand j’étais môme, j’aimais y venir après l’école. Je m’installais au comptoir et il me servait un coca.  J’écoutais les clients raconter leurs histoires. Il y avait ce vieux Franck qui se vantait de ses conquêtes féminines. Tout le monde rigolait. A l’écouter, les femmes le mettaient dans leur lit en moins de deux. Jo, le coiffeur d’en face, aimait l’embarrasser en lui demandant des détails croustillants et le vieux Franck se mettait alors en colère. Il y avait aussi Pedro, un mexicain qui travaillait dans une ferme du coin et qui buvait seulement de la bière. Il avait cinq gosses et il bossait dur. Papy l’aimait bien. Il disait que c’était un brave gars. Et puis, il y avait Lola, une brune un peu rondelette qui me donnait toujours un chewing-gum ou un bonbon avant de repartir au turbin comme elle disait si bien. J’aimais son odeur. Elle sentait la vanille.

Un jour, une fille entra. Son visage était très pâle et elle semblait perdue. Elle commanda un café et s’installa à une table. Papy me demanda de le lui apporter. Quand ses grands yeux sombres se posèrent sur moi, le gamin que j’étais tomba de suite amoureux.

— Merci mon petit. Je te dois combien ?
— Rien, c’est offert par la maison, dit mon grand-père.

Elle resta là une bonne heure et je voyais Papy la regarder avec une attention particulière. Peut-être que lui aussi en était amoureux et cette idée me faisait terriblement mal. J’adorais plus que tout mon grand-père et ne voulais pas entrer en guerre contre lui. Pendant plusieurs jours, elle revint. Un soir,  je les surpris en grande conversation, installés au fond de la salle. Ils chuchotaient et elle souriait. J’étais malheureux et me sentais impuissant. Furieux, j’ai fui et suis rentré à la maison. Il avait fait très froid ce soir là et j’eus une forte fièvre. Je fus alité une bonne semaine. Mon grand-père a appelé tous les jours pour prendre de mes nouvelles.

Quand je repris l’école, je repris également mes habitudes. Je retournai au café, bien décidé à me battre pour mon amour. Je ne la vis pas, ni les jours suivants. Papy me dit qu’elle était partie. Je ne comprenais pas, il ne semblait pas triste.

J’ignorais à cette époque ses précédentes activités. Bien des années plus tard, je confiai à mon père cette histoire et il me raconta que mon grand-père avait permis à cette jeune fille d’échapper à une effroyable destinée. Il l’avait envoyée chez des amis de confiance et avait financé ses études.

— Tu vois mon fils, il l’a soutenue.

Quand je repris le commerce, j’ai changé le nom. J’ai pensé à ces deux grands yeux noirs dont j’avais été follement amoureux. Je l’ai appelé Café Negro.

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Pour lire toute l'histoire de Café Négro, visitez son blog ou lisez-la directement sur Kaosopolis.

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